Depuis une vingtaine d’années, la période estivale donne lieu au dépôt devant la Régie de l’énergie d’une requête tarifaire par Hydro-Québec. Cette année, le gouvernement a décidé de changer les règles. En juin, il a déposé son projet de loi 34 portant sur l’établissement des tarifs de distribution d’électricité. Celui-ci propose un gel des tarifs la première année et établit des hausses de tarifs limitées à l’inflation pour les quatre années subséquentes. En conséquence, Hydro-Québec a annoncé quelques semaines plus tard qu’elle renonçait à déposer une demande tarifaire auprès de la Régie.
À ce moment, plusieurs ont pensé que cette question ne se règlerait pas aussi simplement qu’une lettre à la poste…ou que l’envoi d’un courriel. En effet, des groupes de consommateurs qui interviennent régulièrement devant la Régie de l’énergie ont pris le relais. Ils ont déposé une demande d’établissement des tarifs, comme le prévoit le cadre législatif en vigueur.
Une pente glissante, ça glisse
Pour certains, assister aux audiences publiques de la Régie de l’énergie, c’est comme prendre un somnifère. Pour d’autres, qui carburent aux envolées oratoires propres aux plaidoiries, c’est comme une dose d’adrénaline. Ils sont fébriles et se demandent sur quel point de droit les choses vont achopper? Et pour tous les autres, c’est un endroit où des experts présentent des analyses énergétiques pointues qui mènent à des décisions éclairées.
Mon intuition me disait que cette histoire allait devenir très intéressante. Aussi, quand la Régie a annoncé une rencontre préparatoire pour le 23 septembre, j’ai décidé d’aller y faire un tour. Et je n’ai pas été déçu. Le verbatim de cette rencontre montre la trame de ce qui allait se produire dans les deux mois suivants.
D’ordinaire plutôt bon enfant, l’atmosphère était cette fois-ci à couper au couteau. Les uns accusant certains procureurs de ne pas être assez familiers avec les procédures de la Régie et d’agir sans en connaitre le fonctionnement. De plus, et à plusieurs reprises, des ricanements ont été entendus ici et là, ce qui a très certainement irrité et piqué au vif d’autres procureurs. Des insinuations de mesures dilatoires ont aussi été formulées. Les personnes présentes ont beaucoup appris sur les vacances des uns et les agendas chargés des autres. Mais rien du tout, ce jour-là, sur la recevabilité de la requête.
Le ton monte
Le 3 octobre, dans une lettre adressée à la Régie de l’énergie, la procureure d’Hydro-Québec met en doute l’impartialité de certains membres de la Régie. Elle demande rien de moins que ces derniers soient exclus du dossier.
Fait rarissime, le président de la Régie de l’énergie, Jocelin Dumas, a répliqué dès le 9 octobre dans une lettre au président-directeur général d’Hydro-Québec, Éric Martel. Je cite : « Je dois vous faire part de ma totale incompréhension et de mon inquiétude face aux allégations qui ont été faites par votre organisation envers ces trois régisseurs. » M. Dumas ajoute qu’il s’inquiète du «[…] véritable objectif du procédé préemptif utilisé [… ]» et se dit «[ …] franchement étonné et choqué par ce malheureux épisode […] »
La Régie de l’énergie, comme institution, a beaucoup été malmenée au cours des derniers mois. Ça a commencé en 2018 avec le dépôt du plan directeur de Transition énergétique Québec. On avait pratiquement dit à la Régie, à ce moment, de se grouiller pour rendre son avis. Dans le cas présent, que l’on attaque les régisseurs plutôt que l’institution est plutôt inusité. Une absence de réactions de la direction de la Régie en aurait surpris plusieurs.
Et le ton monte encore
Dans une autre lettre datée du 7 octobre et adressée à la Régie de l’énergie, la procureure d’Hydro-Québec en rajoute. Elle affirme que la demande d’établissement des tarifs déposée par les intervenants est «[ …] irrecevable […] et contraire à l’intérêt public en raison de l’adoption imminente du projet de loi 34 […]». Ouille. Cette affirmation est logée alors même qu’une commission parlementaire de l’Assemblée nationale se penche sur ce projet de loi.
Évidemment, ce qui devait arriver, arriva. Cette fois, c’est à l’Assemblée nationale du Québec que la question a rebondi. Le leader du troisième groupe d’opposition, Martin Ouellet, a transmis un avis au président de l’Assemblée nationale. Il alléguait qu’Hydro-Québec avait porté atteinte à l’autorité et à la dignité de l’Assemblée nationale, d’abord en présumant de l’adoption imminente du projet de loi 34 et, ensuite, en cherchant à se prévaloir de dispositions du projet de loi avant son adoption.
Devant cette escalade inattendue, Hydro-Québec a transmis au président de l’Assemblée nationale une lettre d’excuses. Celle-ci a été déposé devant les élu(e)s le 5 novembre.
Les avertissements du président de l’Assemblée nationale
Le 14 novembre, dans une longue déclaration à l’Assemblée nationale, le président François Paradis a donné une réponse aux inquiétudes du député Ouellet. « Le fait de présenter comme un fait accompli l’adoption d’un projet de loi en faisant complètement fi du rôle des parlementaires pourrait être qualifié de geste portant atteinte à la dignité ou à l’autorité de l’Assemblée et à ses membres. » Dure sentence, mais le président n’a pas confirmé l’outrage au Parlement, fondement de la requête de M. Ouellet.
Par contre, le président de l’Assemblée nationale a conclu sa déclaration avec deux avertissements. D’abord, que ceux et celles qui sont appelés à défendre des positions comme l’a fait Hydro-Québec doivent «[ …] considérer en tout temps les travaux de l’Assemblée nationale avec une grande déférence, car la fonction de législateur qui est confiée aux parlementaires est primordiale dans une démocratie. » Ensuite, et s’adressant particulièrement à Hydro-Québec et à ses responsabilités en tant que société d’État importante, il est essentiel « …d’agir avec respect à l’égard du Parlement et de ses membres et de ne jamais sous-estimer le rôle essentiel qui leur est confié par les citoyens qui les ont élus pour exercer la fonction législative de l’État. »
De retour à la Régie de l’énergie
Pendant que les parlementaires prenaient acte de la déclaration du président de l’Assemblée nationale, la Régie de l’énergie poursuivait son travail. Le 22 novembre, la Régie de l’énergie a rendu sa décision concernant la recevabilité de la demande relative à l’établissement des tarifs déposée par les intervenants.
Citant l’intérêt public et le caractère opportun de la demande, la Régie affirme qu’elle « …ne peut adhérer aux propos tenus par le Distributeur quant au sort du Projet de loi 34. À l’heure actuelle, la Régie ne peut tenir pour acquis que le Projet de loi 34 sera adopté ou adopté sans aucun amendement. Il serait inopportun pour la Régie de trancher un moyen d’irrecevabilité de la demande sur la base d’une adoption hypothétique d’un projet de loi qui est présentement débattu à l’Assemblée nationale. »
En gros, c’est sensiblement ce que nous avions écrit dans un blogue le 10 septembre.
Retour à la case départ
Le traitement du dossier tarifaire va donc se poursuivre le 9 janvier 2020 pour … une rencontre préparatoire. C’est très exactement là où en était le dossier le 23 septembre 2019. Les plus sarcastiques diront que ce délai était l’objectif recherché par certains. Peut-être.
En bout de piste, cependant, et n’eût été de ce vaudeville, nous n’aurions pas eu le plaisir de lire les nombreuses lettres échangées en octobre et novembre. Les remontrances des uns et les excuses des autres étaient nécessaires.
Et en prime, la démocratie s’est renforcée. Ce que le président de l’Assemblée nationale a déclaré le 14 novembre, c’est que «l’État dans l’État» n’a pas de pouvoir législatif. Ce n’est pas anodin.