Dans la première partie de cette chronique, nous avons discuté de certains enjeux reliés à l’autonomie alimentaire du Québec. Cette question a été soulevée dans l’opinion publique en réaction à diverses pénuries d’équipements médicaux dues à la COVID-19. Chez plusieurs, les pénuries réelles ou imaginaires entraînent un penchant vers la pensée autarcique. L’idée est de produire chez nous tout ce dont nous avons besoin afin de ne plus dépendre des autres pays. Je rassure tous nos lecteurs et lectrices : le Québec ne manque pas de nourriture et il n’est pas non plus près d’en manquer.
Sécurité des approvisionnements
Il y a une quinzaine d’années, je participais à un groupe de discussion portant sur les enjeux énergétiques au Canada. Le groupe était formé de dirigeants d’associations du secteur de l’énergie. Nous avions pour mission de sensibiliser les gouvernements provinciaux, territoriaux et fédéral à différents enjeux auxquels faisait face l’industrie de l’énergie dans son ensemble. L’enjeu principal portait sur les investissements nécessaires pour maintenir les actifs de production, de transport et de distribution d’énergie – toutes formes confondues.
Notre leitmotiv était d’assurer la sécurité énergétique du Canada. Certains pourraient croire que notre intérêt portait principalement sur les enjeux de production et de consommation au Canada sans égard aux marchés extérieurs. En fait, c’était tout le contraire. Aux yeux de tous et de toutes, la sécurité énergétique du Canada passait forcément par une intégration des marchés – minimalement nord-américains, idéalement globaux.
En somme, la meilleure façon d’assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques était de maximiser nos capacités d’exportation et d’importation. Nous étions loin de parler d’autosuffisance, de souveraineté ou d’indépendance énergétique. Les mêmes principes s’appliquent, dans les grandes lignes, à l’ensemble des approvisionnements au sein d’une économie, y compris le secteur agroalimentaire.
Substituer les importations : une erreur
Plaider pour l’autosuffisance est plaider pour un repli sur soi. C’est chercher des alternatives d’approvisionnement dans notre environnement immédiat. C’est rassurant de savoir qu’on peut trouver de tout près de chez soi. Mais c’est irréaliste. À l’échelle d’un pays, une telle réaction équivaut à substituer les produits importés par des produits fabriqués chez nous. Le cas historique le plus triste et le plus éducatif à cet égard est celui de l’Argentine.
De 1880 à 1930, grâce au commerce international, le pays a connu un démarrage économique remarquable, notamment grâce aux revenus générés par ses exportations de produits agricoles. La crise économique mondiale de 1930 et l’arrivée d’un gouvernement militaire ont toutefois mis un frein à ce modèle économique. Le renversement du pouvoir civil s’est accompagné d’un rejet des stratégies de croissance basées sur l’ouverture et le commerce international en faveur d’une politique de substitution des importations.
S’en sont suivies plusieurs conséquences néfastes. Du nombre, il y a eu distorsion dans les prix relatifs, ce qui affecta directement le secteur agricole. Les échelles et les structures de coûts qui ont émergé de ce processus ont fait augmenter les coûts globaux des produits locaux par rapport au marché mondial. Bref, on payait plus cher pour la machinerie et les outils produits en Argentine. Le secteur agricole a aussi été affecté par une monnaie surévaluée, ce qui a fortement réduit le potentiel de croissance de ses exportations.
Cette politique a été soutenue de 1930 jusque vers 1955. Après la chute du premier gouvernement de Juan Péron en 1955, une réouverture partielle de l’économie a été tentée, mais il était trop tard. Le mal était fait et il gangrène depuis ce temps l’économie du pays. Depuis, on cherche en vain à retrouver les repères perdus du commerce international.
Des cerises et des bluets
En 2009, l’ancien premier ministre français Alain Juppé a publié un livre au titre évocateur : « Je ne mangerai plus de cerises en hiver… »1 Grosso modo, Juppé suggérait que l’importation hors saison de cerises vers la France ne se justifiait pas, étant donné les émissions de gaz à effet de serre que ce commerce engendrait. Bref, si le français moyen souhaitait manger des cerises, il devrait attendre que celles-ci soient disponibles en saison en France.
Appliquons cette logique dans le contexte québécois. Si nous voulons manger des cerises, on fait quoi et on attend quoi? Que ce soit la saison? Ce ne sera jamais la saison. Même chose pour les oranges, les kiwis, les ananas et autres fruits exotiques. Il est vrai qu’on pourrait faire l’analogie avec les bluets du Lac St-Jean. On pourrait manger des bluets frais en saison seulement.
Deux choses fondamentales dans ce propos. D’abord, est-ce que les québécois sont prêts à ne plus jamais manger de cerises, d’oranges, d’ananas ou de kiwis? Ensuite, sommes-nous prêts à ne manger que des fruits et des légumes du Québec et seulement en saison.
Je ne pense pas me tromper en affirmant que la très vaste majorité de la population répondra non à ces deux questions. Aussi, la variété et la disponibilité de tous ces fruits frais sur les tablettes de nos épiceries en saison ou hors saison repose sur le commerce international. En clair, le commerce favorise l’accès à des aliments variés à l’année.
Le commerce des aliments
Le commerce international du Québec pour les produits agricoles, la pêche et les produits intermédiaires des aliments avoisinait les 5 milliards de $ en 2019. L’an dernier, le Québec a exporté pour environ 2,2 milliards de $ de ces produits et en a importé pour 2,7 milliards de $. Globalement, le Québec affichait un déficit commercial pour des produits d’environ 475 millions de $.2 C’est beaucoup de sous, mais il faut préciser le contexte.
Le « déficit » commercial des produits agricoles s’explique en très grande partie par les importations de sucre et des sous-produits de raffinage du sucre. Au total, en 2019, nous en avons importé pour 344 millions de $. On note aussi des importations de fruits, de noix, de légumes frais et de légumineuses de culture pour 931 millions de $. Mais, à noter que nous avons exporté de ces produits pour plus de 337 millions de $. Bref, quand ça pousse au Québec pendant l’été, nous exportons allègrement nos produits. Quand on gèle, on importe.
D’ailleurs, le Québec est un exportateur net de légumes frais et de pommes de terre fraîches. Même chose pour les céréales et les oléagineux. Ça vaut aussi pour les bovins, les veaux et les porcs vivants. Une partie de ces animaux nous reviennent sous forme de produits transformés. Mais c’est ça le principe des avantages comparatifs et des économies d’échelle.
Production séricole
Quatre légumes dominent les statistiques de la production séricole au Québec : concombres, laitues, poivrons et tomates. À ces cultures dominantes s’ajoutent les aubergines, les légumes chinois frais, les herbes, les pousses et les micro-pousses. En 2017, les recettes en provenance du marché des légumes de serre au Québec étaient de 128 492 00 $, en croissance significative par rapport aux 88 488 000 $ de 2014. Une excellente nouvelle. Et cette production est en grande partie consommée ici, au Québec, avec à peine 11 616 000 $ en valeur d’exportation. Et quelle était la valeur des importations pour ces même produits de serre? À peine 1 553 000 $ en 2017. Pas mal du tout. On peut améliorer et produire davantage, soit, mais nous sommes sur une belle lancée.3
Achetons local
Clairement! Nous sommes tous d’accord sur ce point. C’est une évidence évidente comme le soutiennent certains juristes. Mais gardons à l’esprit que l’achat local n’est possible que pour une toute petite partie des aliments que nous consommons. Si nous voulons continuer à exporter les produits de nos producteurs, petits et grands, il est impératif de participer aux chaînes d’approvisionnement alimentaire au moins à l’échelle continentale, au mieux à l’échelle mondiale.
En régime autarcique, quand il n’y a plus de quelque chose, ben, il n’y en a plus. No hay, comme disent mes amis cubains. Autrement, dans le Québec actuel, quand il n’y a plus du légume X ou du fruit Y, les distributeurs cherchent et finissent par en trouver. Ça peut momentanément coûter plus cher, mais il y en a. Même chose quand nos producteurs agricoles ont des surplus. On cherche des acheteurs et on en trouve.
En clair, on ne peut pas jouer le jeu du commerce en voulant exporter notre production partout ailleurs dans le monde et s’intéresser aux autres juste quand ça fait notre affaire.
Préserver notre patrimoine alimentaire
Qu’on parle de souveraineté ou d’autosuffisance alimentaire, ce que nous souhaitons, c’est préserver la sécurité de nos approvisionnements. Cela veut dire avoir des chaînes d’approvisionnement stables, avoir des produits en quantité suffisante pour répondre à nos besoins, et avoir accès à des aliments variés et de bonne qualité en les les produisant ou en les achetant de l’étranger.
Si on s’inquiète de notre sécurité alimentaire au Québec, il faudrait aussi s’intéresser à l’étalement urbain et au rétrécissement continuel des surfaces de terres cultivées. Moins de surface cultivable entraîne à terme un besoin d’importer davantage. Je pose donc la question. Quelle ville du Québec va en premier sacrifier son étalement urbain pour préserver le territoire agricole?
On pourrait aussi s’intéresser au fait que les terres agricoles s’épuisent. Il n’y a pas que la superficie de territoire qui s’amenuise. Il y a aussi l’épaisseur de terre arable dans nos champs. Année après année, nous sortons davantage de matières de nos champs que nous en retournons. L’érosion fait aussi un travail silencieux mais soutenu dans la perte de couvert agricole. Dans quelques décennies, il ne restera que quelques centimètres disponibles. Cette situation va forcément avoir un impact sur le type de culture qui pourra s’y faire et sur la quantité de nourriture que nous pourrons produire.
Et bien sûr, il ne faut pas négliger non plus la propriété du territoire agricole. Si vous êtes propriétaire de votre jardin, vous pouvez y faire pousser ce que vous voulez et vendre la production à qui vous voulez. Si vous êtes locataire de votre jardin, il est probable qu’en échange d’un salaire, on vous dise quoi y planter. Et ce n’est plus vous qui déciderez où cette production sera vendue ni à qui.4
Notes
- https://www.amazon.ca/Je-mangerai-plus-cerises-hiver/dp/2259203337
- Exportations et importations internationales mensuelles des principaux produits bioalimentaires par sections, divisions, groupes et classes du système de classification des produits de l’Amérique du Nord (SCPAN), dollars courants, Québec. https://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/agriculture/
- https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=4&ved=2ahUKEwjRjZ-QpYvpAhUxmHIEHUweCzUQFjADegQIBxAB&url=https%3A%2F%2Fwww.stat.gouv.qc.ca%2Fstatistiques%2Fagriculture%2Fprofil-bioalimentaire2019.pdf&usg=AOvVaw04uPLBwqKN4PkgfgIzwt46
- https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1134484/agriculture-zonage-territoire-agricole-cptaq-loi-etalement-protection-accaparement
Merci Christiane. Selon moi, parler de souveraineté alimentaire sans interdire la vente des terres agricoles à des intérêts étrangers est plutôt bizarre. La Loi sur l’acquisition de terres agricoles par des non-résidents est en effet une porte ouverte pour la perte de notre “indépendance” agricole. Il y a des balises dans la Loi, certes, mais celles-ci sont temporelles et non pas quantitatives. Pour en savoir plus: http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/A-4.1
Locataire, ce n’est pas ce qu’on est en train de devenir ?
N’y a-t-il pas une réelle menace de ce côté-là ?
Ce n’est peut-être que des « on dit » mais des terres agricoles et des fermes porcines seraient devenues la propriété d’étrangers, de Chinois en fait. J’espère que nos lacs, nos rivières et les sources qui les alimentent nous appartiennent encore .