Le 1er février dernier, Gérald Fillion publiait une excellente analyse portant sur Téo Taxi et l’argent public.1 Cette analyse traite de l’argent des contribuables, d’argent public, de subventions, d’investissement et de capital de risque. Je vous invite à le lire, c’est très bien fait. Malgré tout, il y a quelques nuances et précisions qui méritent d’être apportées aux propres nuances qu’a apportées M. Fillion.
Jouer à armes égales
D’entrée de jeu, je voudrais préciser que j’ai beaucoup de sympathie pour l’effort déployé dans l’aventure Téo Taxi. Dans toute entreprise, il y a une part de risque, parfois importante, parfois faible. Si tant est que les planètes soient correctement alignées, le risque peut parfois même être nul. La nature du déboire de Téo Taxi n’est pas non plus unique. Essayer de changer et d’améliorer le fonctionnement d’une industrie est une entreprise difficile mais néanmoins réalisable.
Beaucoup de sympathie parce que dans le cas présent, c’était mission impossible. Téo Taxi avait les deux pieds attachés, et les mains liées dans le dos. En permettant un double standard réglementaire qui confinait l’ensemble de l’industrie de taxi à des barèmes tarifaires strictes alors que d’autres compétiteurs pouvaient librement moduler leurs tarifs en fonction de l’offre et de la demande, le gouvernement du Québec a envoyé Téo Taxi directement dans le mur de béton avec les conséquences que l’on sait.2
Dans pareil contexte, Téo Taxi est parti à la guerre avec un tire-pois, ce qui, en pratique, comporte une très grande part de risque. En l’absence de règles du jeu qui lui auraient permis de combattre à armes égales, c’était perdu d’avance.
A-t-on eu tort de penser que le gouvernement ne permettrait pas à Uber de jouer dans les platebandes de l’industrie du taxi avec des règles différentes? Sans doute. Ce n’est pas la première fois que la règlementation à géométrie variable pousse des entreprises à la faillite et ce ne sera pas la dernière.
Mais que l’ensemble des institutions et investisseurs publics et privés impliqués dans l’aventure de Téo Taxi n’ait pas pris ce risque en compte relève du mystère. Peut-être un peu de naïveté. Une petite dose d’aveuglement sans doute. Mais de la complaisance, j’espère que non.
Argent public
Les économistes connaissent bien le concept de bien public. Pour l’essentiel, un bien public répond à deux critères : premièrement, c’est un bien (ou un service) dont la consommation ou l’usage n’exclut personne, c’est-à-dire que n’importe qui dans la société y a accès; deuxièmement, c’est un bien dont la quantité disponible demeure la même peu importe l’usage qu’en font les individus.3
Quand je vais au parc, l’été, j’aime bien m’asseoir sur un banc et lire quelques chapitres d’un bon livre. Je m’assois sur un banc public dans un parc public. N’importe qui peut faire de même. Je ne suis pas propriétaire ni du parc pas plus que du banc. Pourtant, je peux en profiter comme n’importe qui d’ailleurs. L’autoroute est un autre exemple de bien public. Une émission de radio est un bien public. L’air que nous respirons est un bien public.
Mais de l’argent public, je n’ai jamais vu ça. Nous aimerions tous qu’il y ait des barils d’argent au coin de chaque rue. Nous pourrions y piger à notre guise, selon nos besoins, et quelqu’un, quelque part, par une quelconque opération magique, s’occuperait de remplir le baril afin que tous y aient accès sans limite et sans nuire aux autres individus.
L’argent public est donc une vue de l’esprit. Ce qui ne l’est pas, toutefois, c’est l’argent du public. C’est fou de constater comment un tout petit mot de deux lettres peut complètement changer la perspective. Quand nous payons nos impôts et que nous les confions au gouvernement, l’argent ne devient pas nécessairement public. Il demeure et demeurera l’argent du public qui servira à payer pour des biens et services qui eux peuvent être publics, ou ne pas l’être du tout. C’est à la base du pacte fiscal entre les individus et les gouvernements.
Si l’argent sert à construire un parc, le parc devient un bien public. Si l’argent est donné en subvention à un individu pour remplacer les portes et fenêtres de sa maison, celle-ci ne devient pas un bien public. Si l’argent sert à accorder des prêts à des individus ou à des entreprises, le capital et le rendement qu’il rapporte demeurera de l’argent du public.
Capital de risque et diversification
On a affirmé, à juste titre sans doute, que les investissements de la Caisse de dépôt et placement du Québec, d’Investissement Québec, du Fonds de solidarité FTQ, du Fondaction CSN, étaient en partie constitués de capital de risque. Et que, par définition, c’est la nature même du capital de risque d’être investi dans des entreprises à risque. Soit.
Au final, il m’importe peu de savoir combien d’argent du public a précisément été investi dans Téo Taxi.4 Il y a bien des façons de raconter une histoire avec des chiffres. On peut s’arrêter aux contributions directes non remboursables principalement constituées de capital de risque. On pourrait inclure les subventions de Transition Énergétique Québec destinées à l’achat des véhicules électriques et dont aurait bénéficié l’entreprise.
On peut aussi discourir sur les prêts remboursables. On peut argumenter que l’activité économique a généré des taxes et des impôts. La liste est longue. Ce qui compte, selon moi, c’est de bien comprendre que de l’argent gratis, ça n’existe pas plus que de l’argent public. Si les fonds de la Caisse de dépôt et placement du Québec et d’Investissement Québec étaient publics, n’importe qui y aurait accès, sans discrimination et sans limite. Ce n’est évidemment pas le cas.
Si un investissement est fait avec des contributions, des prêts ou des subventions provenant à 50, 60 ou 70 % de différents fonds constitués de l’argent du public, ce n’est pas de la saine diversification. On pourra toujours prétendre que le risque est réparti entre plusieurs investisseurs, mais si les fonds de ces investisseurs proviennent tous de la même source – notamment monsieur et madame tout le monde – ce sont eux qui absorberont les pertes, car on n’aura pas bien diversifié leurs investissements à eux.
Investir ses RÉER dans cinq ou six institutions financières, dans cinq ou six fonds de revenus d’actions canadiennes, ce n’est pas de la diversification, c’est de l’éparpillement. Que deux, trois ou cinq institutions publiques à qui on a confié la gestion de l’argent du public investissent dans un même projet, c’est aussi de l’éparpillement.
La part de l’argent du public dans les fonds de travailleurs
En 2018, le Fonds de solidarité FTQ avait un plafond de cotisation de 850 000 000 $. Du côté du Fondaction CSN, le plafond était fixé à 275 000 000 $. Au total, 1 125 000 000 $. Considérant que chacun de ces fonds permet aux cotisants de recevoir un crédit d’impôt de 15 % du gouvernement fédéral et respectivement de 15 % et 20 % du gouvernement du Québec, le total des crédits d’impôt s’élève à 351 250 000 $.
Deux choses. D’abord, les fonds de travailleurs sont des RÉER collectifs et le 1 125 000 000 $ de cotisations en 2018 est constitué à 100 % d’argent d’épargnants individuels, confié aux gestionnaires de ces deux fonds. Le rôle de ces gestionnaires est de faire fructifier cette épargne pour assurer une retraite sereine et paisible à leurs cotisants. Ensuite, le crédit d’impôt qui est redonné aux épargnants est constitué à 100 % d’argent du public, préalablement confié aux deux paliers de gouvernement par l’ensemble des payeurs de taxes. Nulle part, dans ces mouvements de capitaux, l’argent du public ne s’est transformé en argent public. Vous me suivez?
Il a beaucoup été question du promoteur principal de Téo Taxi qui aurait perdu ses RÉER dans l’aventure. C’est triste, j’en conviens. Mais d’autres RÉER appartenant à des milliers de travailleurs et travailleuses du Québec ont aussi connu une perte nette dont il a peu été question. L’argent investi par le Fonds de solidarité FTQ et par le Fondaction CSN dans Téo Taxi était de l’argent du public et non pas de l’argent public qui trainait par terre. Les pertes que ces deux fonds ont connues dans l’aventure Téo sont donc des pertes nettes pour les RÉER collectifs de centaines de milliers d’épargnants. Tout comme les pertes conséquentes des prêts non garantis consentis par la Caisse de dépôt et Investissement Québec.
Parlons un peu d’énergie
Il y a quelques semaines, nous avons tous vu des photos et des reportages montrant des camions remorques remplis de taxis vert et blanc prendre la route vers l’Ontario.5 Comme ce blogue traite de questions reliées à l’énergie, je rappelle qu’à l’achat, les voitures électriques de Téo Taxi ont vraisemblablement été subventionnées par Transition énergétique Québec.
Le cas échéant, on peut raisonnablement conclure que les réductions d’émissions de GES qui ont été attribuées à la présence de ces véhicules sur le territoire québécois ont également pris la route de l’Ontario. Ce serait une conclusion logique. Sinon, nous devons tristement admettre que nous nous attribuons à tort des réductions de GES.
Mais je me rassure en pensant que les gestionnaires du Fonds vert et de Transition énergétique Québec ont sans aucun doute prévu ce genre de « fuites » et que les algorithmes de calcul des réductions d’émissions de GES en tiennent compte. Après tout, il en va de la crédibilité et de la validité des réductions d’émissions de GES du Québec.
Notes
- https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1150513/argent-public-contribuables-subventions-gerald-fillion
- https://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201901/29/01-5212793-francois-legault-on-ne-peut-pas-aider-teo.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_vous_suggere_5212276_article_POS3
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Bien_public
- https://www.journaldemontreal.com/2019/01/25/plus-de-60m-ont-ete-engloutis-dans-teo-taxi
- https://www.journaldemontreal.com/2019/02/12/les-vehicules-de-teo-taxi-envoyes-en-ontario-1